UN CAMOUFLET DE DOUZE MILLIONS

Le Grand Débat de Macron, qui a duré six mois, a coûté 12 millions d’euros. Il avait été précédé par une annonce pour une fois tenue: ce débat aura lieu, avait-il été dit, mais le cap ne changera pas. Pour une fois qu’un président de la République honore sa parole, saluons son honnêteté. Ce prétendu débat avec des interlocuteurs choisis et triés sur le volet par les préfectures a bien eu lieu; il a généré des dizaines d’heures de monologues que les chaines d’informations ont diffusé et commenté avec gourmandise, idem avec les quotidiens et les magazines qui s’en sont repu; aucune instance de régulation genre Conseil Supérieur de l’Audiovisuel n’a imaginé une seule seconde que ce temps de parole devrait entrer dans le décompte du temps alloué aux partis lors de la campagne pour les élections européennes. Ce président qui avait stigmatisé les présidences bavardes de ses prédécesseurs est en train de les enfoncer comme jamais.

Tout ce barnum qui a éloigné le président de la République de son bureau de travail pendant de longues semaines a eu lieu et, après deux longues heures d’un interminable monologue narcissique présenté comme une conférence de presse à même de faire un bilan de ces six mois, nous en avons désormais bien la certitude: rien ne va changer, la direction est la bonne, il faut continuer dans ce sens, et même accélérer le rythme. Le principe étant que, si l’Europe (mot tabou pendant ces deux heures: normal, c’est le mot du seul enjeu véritable…) déçoit c’est parce qu’il n’y a pas assez d’Europe, dès lors il faut plus d’Europe encore. C’est aussi malin qu’un cancérologue qui dirait à son patient souffrant de sa maladie qu’il lui faudrait plus de cancer encore pour aller mieux…

J’ai annoncé la chose et je l’ai écrite plusieurs fois, c’était facile de savoir que les choses se passeraient ainsi. Tout le monde peut désormais le savoir: le Grand (sic) Débat était une affaire d’enfumage pour calmer ceux des gilets-jaunes qui ont cru à cette opération de communication. Je le répète: dans le cadre étroit de l’Etat maastrichtien, Macron n’a pas d’autre choix que de maintenir le cap. Il le maintient. Junker peut lui envoyer des roses rouges.

Cette conférence de presse, c’était en fait le chef de la France d’en haut qui parlait aux domestiques de la France d’en haut pour leur dire que cette même France d’en haut n’avait rien à craindre: le cap maastrichtien allait être maintenu. Les gilets-jaunes disent-ils depuis des semaines que pareille direction conduit aux vortex marins? Leur cas est vite expédié par le jeune homme: "ce ne sera pas une réponse aux gilets-jaunes, mais à tous les Français" -ce qui donne, traduit dans la langue qui pourrait être celle de la meuf Ndiaye propulsée porte parole du gouvernement, probablement pour son style fleuri  et son art de la synthèse: "Virez moi ces gueux, je n’ai rien à dire à ces connards, passons aux choses sérieuses." Le plus honnête eut été de s’exprimer ainsi.


En effet, dès les premières minutes, les gilets-jaunes ont été habillés par le président de la République avec ses crachats habituels: homophobes, racistes, antisémites, complotistes, etc. Les médias ont abondamment délayé ces vomissures depuis une demie année, on connaît désormais très bien ces insultes qui passent pour un argumentaire -c’est ainsi que cet homme à la pensée complexe se repose de trop penser et de penser trop haut.

Moins de cinq minutes après le début de cette sotie -la sotie est une "farce satirique et allégorique du Moyen Âge, jouée par des acteurs en costume de bouffon"- , les gilets-jaunes pouvaient éteindre leur télévision, cette soirée ne serait pas la leur. Pendant des semaines ils ont demandé un orage civique; Macron leur a offert une rosée médiatique et ce fut un pissat de colibri.

"Nous sommes avant tout les enfants des Lumières", a-t-il asséné, probablement après avoir pompé dans le Lagarde & Michard -lui ou la Meuf. A l’écouter, rien n’était moins sûr… Tout dans son intervention était brumeux et fumeux, fuligineux et vaporeux, en un mot: ennuyeux. Rien de la drôlerie ironique de Voltaire, rien de la profonde légèreté de Diderot, rien de la radicalité de Rousseau, rien de la pensée élégante de Montesquieu, rien de l’espièglerie de La Mettrie, rien de la profonde humanité d’Helvétius, rien de la puissance de d’Holbach. De Lumières, il n’y en eut point, juste une veilleuse de nuit au pied du lit. Un colibri vous dis-je. Lui qui, après avoir professé jadis que la culture française n’existait pas, a changé de bord, et ça n’est pas la première fois, en parlant de "cet art un peu particulier d’être français". Pour le coup, ce soir-là comme tant d’autres, il n’a pas été un bien grand Français!

Il se peut qu’armé de cette loupiote il n’ait pas vu grand chose pendant son marathon dans la France rurale. Mais il fit bonne figure et eut toutefois un air inspiré, comme madame Trogneux le lui a probablement appris en jouant "Les Fourberies de Scapin" au lycée des jésuites d’Amiens, un air profond, comme il est dit dans les didascalies des pièces de théâtre du genre: "Ici on aura l’air grave." Après avoir ménagé un silence pendant lequel il devait compter mentalement les secondes "une, deux, trois", il a repris la parole et confessé ces propos d’un converti : il a vu "l’épaisseur de la vie des gens". Tudieu! Le bougre est devenu président de la République alors qu’il ignorait tout de l’épaisseur de la vie des gens! Quel talent ce Scapin qui a eu besoin d’un tour de France à douze millions d’euros pour apprendre ce qu’il aurait dû savoir depuis bien plus longtemps que ça -disons: juste après son stage de l’ENA…

Après la conversion de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, il faut désormais compter avec la conversion de Macron aux pieds d’un pommier de Bourguignotte en Normandie! Il a vu "la France profonde" comme l’auteur du "Partage de minuit" avait vu dieu. Même si cette apparition parait plus modeste, elle mérite d’être marquée d’une pierre blanche. Gageons qu’il en sortira une purification existentielle -c’est du moins ce qui a été annoncé par l’impétrant.

Mais, dans ce tour de France par un seul enfant, Emmanuel Macron n’a pas vu de gilets-jaunes. S’il ne les a pas vus, il ne les a pas entendus non plus -il n’entend que les propos racistes, les propos homophobes, les propos antisémites, etc., que lui rapportent, au choix, le philosophe Castaner, ou le ministre de l’Intérieur BHL, sinon le comédien Luc Ferry ou le penseur François Berléand. Mais ce peut-être aussi Alain Sloterdijk ou Peter Badiou, je ne sais plus, les ennemis des gilets-jaunes ne manquent pas…

Macron n’entend pas les gilets-jaunes, mais il leur répond quand même: vous vouliez le référendum d’initiative citoyenne? Vous ne l’aurez pas bandes de paltoquets! A la place, (il y a des mois que j’annonce que la chose sera ainsi notifiée…), vous aurez l’élargissement du référendum d’initiative partagée. Quèsaco? Un référendum par lequel on demande aux parlementaires, dont les gilets-jaunes veulent faire l’économie, qu’ils en envisagent la pertinence, la validité, la justesse, l’opportunité, puis de décider, ou pas, de l’examiner au parlement, avant de le jeter à la poubelle! Le tout est de savoir s’il sera envoyé à la déchetterie avant ou après l’examen au parlement. Avec ce genre de dispositif, pas de crainte: aucun sujet de société ne sera confié aux gueux, seuls leurs représentants pourront continuer à les trahir. Peine de mort, avortement, contraception, immigration: laissez tout ça aux gens sérieux bande de crétins. 

Vous vouliez la démocratie directe? Vous ne l’aurez pas bande de foutriquets! Et Macron de flatter les élus dans le sens du poil en leur disant qu’une nouvelle décentralisation leur donnerait plus de pouvoir. On a vu il y a peu que le chef de l’Etat a décidé de faire servir des petits déjeuners à un euro dans les écoles de certaines communes tout en laissant aux maires le soin de payer la plus grosse part, après qu’il leur a supprimé les rentrées d’argent comme les taxes d’habitation. Voilà le genre de pouvoir qu’on va donner aux élus qui vont s’amuser en campagne à trouver de l’argent pour payer les réformes décidées à Paris par Macron, le tout avec une caisse qu’il a pris soin de vider au préalable! Vous en vouliez de la démocratie directe? En voilà…

Vous vouliez la reconnaissance du vote blanc? Vous ne l’aurez pas bande de freluquets! Voter c’est élire monsieur Machin ou madame Bidule pour agir en votre nom et place, pas "monsieur Blanc" a dit le président de la République qui a dû pour ce bon mot récolter le jus de cervelle d’une cinquantaine d’énarques mis à la tâche pendant six mois pour obtenir ce seul petit effet.

Vous vouliez le vote obligatoire? Vous ne l’aurez pas bandes de demeurés! Pour la bonne et simple raison que c’est impossible de faire payer une amende à ceux qui ne se déplaceraient pas, qui seraient si nombreux, et qui trouveraient ainsi une occasion facile de passer pour des rebelles.

Vous vouliez la retraite à soixante ans? Vous ne l’aurez pas bande d’attardés! Ce fut un sommet de rouerie politicienne, de sophistique et de rhétorique où il fut dit par Macron qu’il ne toucherait pas aux 35 heures ni à l’âge légal du départ à la retraite, mais, mais, mais: que ceux qui s’évertueraient à partir à soixante ans tout de même n’auraient pas une retraite pleine, c’est-à-dire n’auraient quasi rien. A quoi il a ajouté qu’il faudrait travailler plus pour gagner plus, le tout à négocier par branche dans les entreprises. Ce qui donnait immédiatement cette contre-vérité dans un bandeau passant de BFMTV: "Emmanuel Macron ne veut pas revenir sur les 35 heures, ni sur l’âge légal du départ à la retraite"- pour être juste, une suite aurait dû préciser: "mais vous travaillerez quand même plus longtemps". Des millions de Français sont au chômage, mais la solution pour lutter contre c’est de faire travailler plus longtemps ceux qui travaillent affirme le Président: "c’est du bon sens" a-t-il même dit! Il me semble que le bons sens serait de partager le travail pour alléger ceux qui en ont trop et souffrent de maladies professionnelles, en même temps que de pourvoir ceux qui n’en ont pas et souffrent de leur inexistence sociale.

Vous vouliez restaurer l’impôt sur la fortune? Vous ne l’aurez pas bande de gougnafiers! Cet impôt fait fuir les riches et appauvrit le pays! "On a besoin de riches, sinon qui exploitera les pauvres", aurait presque pu dire le président de la République s’il avait décidé de nous livrer le fond de sa pensée ce soir-là. Que dit d’autre sa foireuse théorie du ruissellement?

Vous vouliez un système de retraite solidaire socialisé? Vous ne l’aurez pas bandes d’argoulets! Bien au contraire, vous allez vous la payer avec un système de points, par capitalisation. Si vous n’en avez pas les moyens, vous n’en aurez pas, c’est tout simple. C’est une version en marche du fameux "salaud de pauvres!".

Vous vouliez la proportionnelle intégrale? Vous ne l’aurez pas bande de tarés! Vous en aurez un peu, suffisamment, mais pas trop, assez pour vous leurrer, mais pas trop pour nous empêcher de vous gruger. La chose est voulue par le président de la République et, comme il faut bien paraître gaullien de temps en temps, en vertu du principe que le président préside et que le gouvernement gouverne -Macron confie en passant qu’il a relu Michel Debré, quelle conscience professionnelle!-, le Premier ministre verra pour l’intendance… Les ciseaux du ministre de l’Intérieur reprendront du service et les circonscriptions seront taillées pour bien partager le gâteau entre maastrichtiens de droite et maastrichtiens de gauche. 

Vous vouliez une Constituante? Vous ne l’aurez pas bande de paumés! En lieu et place d’une autre assemblée, on garde la même et on la dégraisse un peu en réduisant le nombre d’élus. De combien demandera une journaliste? Le chef évacuera la question de l’impertinente en disant que sa valetaille gouvernementale verrait ces choses-là plus tard et en son temps.

Vous vouliez la fin de l’ENA? Vous ne l’aurez pas bande de décérébrés! Mais, on annonce quand même que vous l’aurez pour mieux la maintenir: en gros, on garde les locaux, on garde le personnel, donc les enseignants, dès lors je vois mal comment ils pourraient y enseigner autre chose et autrement que ce qui s’y trouve déjà enseigné, mais l’ENA changera de nom parce qu’on va la refonder!  Abracadabra…

Pour le reste des revendications des gilets-jaunes, il n’en fut pas du tout question! Rappelons-en quelques-unes: loger les SDF; modifier l’impôt; y assujettir les GAFA; augmenter le SMIC; mener une politique en faveur des petits commerces en ville ou dans les bourgs; supprimer les taxes sur les carburants; interdire les délocalisations pour protéger l’industrie française; en finir avec le travail détaché; lisser les systèmes de sécurité sociale; limiter le nombre des contrats à durée déterminée et augmenter le nombre des contrats à durée indéterminée; activer une réelle politique d’intégration des immigrés; mettre fin aux politiques d’austérité indexées sur le remboursement de la dette; limiter le salaire maximum; encadrer les prix des loyers; interdire la vente des biens nationaux; accorder des moyens à la police, à la gendarmerie, à l’armée, à la justice;  payer ou récupérer les heures supplémentaires effectuées par les forces de l’ordre;  réinstaurer un prix public convenable du gaz et de l’électricité; maintenir les services publics en activité; couper les indemnités présidentielles à vie – toutes choses auxquelles je souscris. Le silence du chef de l’Etat sur ces questions dit tout: vous n’aurez rien!

Quand fut venu le temps des questions, alors qu’on lui demandait si cette conférence de presse annonçait un nouvel acte dans sa politique, il a vrillé de la bouche, frisé des yeux, on a bien vu qu’il a retenu une idée parce que probablement trop provocatrice; il s’est contenté de récuser le mot -qu’il utilisera quand même plus tard…-, avant de dire qu’il était préempté par les gilets-jaunes dans leur "gymnastique"- coup de pied de l’âne…

Ensuite, dernière allusion aux gilets-jaunes, il fit savoir qu’ils pouvaient bien continuer à brandir des pancartes "longtemps" et que ça ne l’émouvait pas -on avait bien compris…

Puis, conclusion dans la conclusion, la métaphore de la cathédrale détruite et à rebâtir fut convoquée. La Meuf a dû  trouver que rameuter l’incendie,  c’était bon pour l’image. Pour un peu, Macron nous aurait dit que, via Notre-Dame de Paris, la vierge Marie elle-même irait voter pour sa liste aux prochaines élections européennes. Son staff n’a pas osé aller jusque là, mais il s’en est fallu de peu…

Ce fut donc un très grand discours de campagne pour un candidat qui aspire à devenir président de la République. Mais il faudrait peut-être que quelqu’un dise à ce jeune homme -la Meuf peut-être?- que, président de la République, il l’est déjà depuis deux ans et qu’il serait temps qu’il s’en aperçoive. Le temps est passé du verbe, des mots, des paroles, de la rhétorique, de la logorrhée, de la verbigération. Six mois de monologues avec les moyens pharaoniques de la République pour un coût de 12 millions d’euros, c’est un camouflet pour les gilets-jaunes qui aura décidément coûté bien cher. Or, les camouflets restent rarement sans réponses. Leçon élémentaire d’éthologie. 

Michel Onfray